Chapitre #2 | L’anonymat et la célébrité : vivons heureux, vivons cachés ?

Immersion dans une contre-culture plus ouverte qu’il n’y paraît : l’anonymat.
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Dans une société où le culte de l’image nourrit la célébrité, certains artistes font tout l’inverse. Cachés derrière un masque, un personnage ou un simple pseudonyme, les artistes anonymes abordent la célébrité d’une manière entièrement différente que leurs homologues « publics ». Enquête dans cette contre-culture, bien moins secrète qu’il n’y paraît.  

Philharmonie de Paris, 2019. L’exposition événement sur la musique électronique De Kraftwerk à Daft Punk bat son plein. Le journaliste culturel Olivier Pernot, spécialiste des musiques électroniques, y assiste. Une scène va alors marquer son attention : un groupe de personnes s’agglutine autour du duo d’acteurs Romain Duris et Élodie Bouchez. En retrait, Thomas Bangalter observe l’attroupement. En parfait anonymat, la moitié de l’un des plus grands groupes français, les Daft Punk, peut profiter de l’exposition qui lui est dédiée sans être reconnu. 

Mais comment une star de renommée internationale peut-elle passer à ce point inaperçue ? Et surtout, à l’heure où la recherche incessante et universelle de la célébrité passe par l’image, pourquoi ? 

L’ombre et la lumière 

Pour des inconnus, les anonymes font pourtant partie intégrante de l’Histoire des Arts comme de notre pop culture. De George Sand à Banksy, en passant par Elena Ferrante, Martin Margiela ou Sia, de la littérature au hip-hop en passant par la mode, l’anonymat rassemble une collection aussi riche que variée. Mais pourquoi un artiste se mettrait-il ainsi en retrait ? 

« L’anonymat, pour moi, c’est la meilleure façon de se représenter en tant qu’artiste, parce qu’on va te juger directement sur ta musique. »

Ikky San

Selon Ikky San, jeune rappeur masqué dont le projet Station Lunaire vient de sortir, la raison est évidente. Une idée appuyée par Yann Perreau, écrivain, critique d’art et auteur du livre Incognito : anonymat, histoires d’une contre-culture. L’anonymat reste le meilleur outil pour laisser parler l’œuvre. « Les Daft Punk, il y a des photos d’eux qui circulent mais ça n’apporte rien. C’est tellement beau leur musique, tellement inspirant, qu’il n’y a plus besoin de savoir qui est derrière les masques. »

Sans visage ou cent visages ? 

Pour Le Règlement, analyste hip-hop et vidéaste anonyme, se mettre en retrait est aussi une volonté de recherche de l’universalité. Interrogé sur son choix d’être anonyme, celui qui se surnomme Max Brodi s’explique : « Je me suis dit que si je voulais partager ma passion, le fait de me mettre en avant allait desservir plutôt que servir le propos. » Conscient du statut d’influenceur que gagnent les vidéastes sur YouTube, il défend avoir eu « envie que n’importe qui puisse se reconnaître dans ce [qu’il] dit, et se concentrer sur la musique plutôt que sur celui qui en parle. »

Un concept existant aussi dans un contexte très différent de l’art : l’Armée zapatiste de libération nationale, menée par son porte-parole masqué, le « sous-commandant Marcos », au Mexique, de 1994 à 2014. Ce dernier a pris son rôle de « porte-parole » au pied de la lettre. Sans identité, l’homme au passe-montagne se voulait le représentant de tous ceux qui défendaient le front zapatiste.

Si l’anonymat peut être un outil de rassemblement, il peut aussi être un outil de protection. Dans le monde du street art, l’anonymat est avant tout le meilleur moyen de ne pas être poursuivi pour ses délits. Si Banksy a aujourd’hui un statut d’artiste respecté, et que son identité cachée colle à son idéal antisystème, le pseudonyme lui a aussi permis de graffer les rues du monde en toute impunité. Un aspect aussi observé dans le hip-hop, et notamment dans le récent mouvement de la drill au Royaume-Uni.

« Ils ont une raison très terre-à-terre de porter un masque et d’avoir un pseudo : ils sont condamnables pour agressions au couteau. » 

Le Règlement

Plus qu’échapper à la justice, l’anonymat sert aussi de garant de la liberté d’expression. George Sand ou André Léo, respectivement Aurore Dupin et Léodile Béra, font partie d’une longue liste de femmes écrivaines qui ont utilisé des pseudonymes masculins. Aux débuts de l’émancipation féminine au XIXᵉ siècle, les autrices n’avaient d’autre moyen pour voir leurs ouvrages édités que de se faire passer pour un auteur. 

Comme un paradoxe, certains utilisent l’anonymat de façon beaucoup plus pragmatique : la quête de la célébrité. Selon le journaliste Olivier Pernot, « l’anonymat, c’est sortir de cette masse d’artistes, ça permet pour certains de se distinguer. Moins tu parles de toi, plus on parle de toi. »

D’autres préfèrent esquiver cette célébrité. Benjamine Weill, philosophe, travailleuse sociale et spécialiste du hip-hop, nous raconte l’anecdote de son ami rappeur Lacraps : « s’il a choisi un blaze, c’était d’abord pour que ses parents ne sachent pas qu’il faisait du rap. » Pour Ikky San, cet anonymat représente avant tout qui il est. « La célébrité, c’est pas trop mon kiff. Je suis quelqu’un d’assez discret, donc j’ai mis tout ça dans ma musique et mon personnage. »

Une vision partagée par Le Règlement, qui nous la détaille juste ici :

Si la célébrité invite tant à la méfiance, c’est parce qu’elle est à double-tranchant. Pour Benjamine Weill, « la célébrité crée une distorsion du rapport à soi et du rapport au monde. » Le concept du « ‘moi’ devient exacerbé et cause un auto-centrage », une extension de la base narcissique de l’art : « se montrer plus que les autres », détaille la philosophe. 

Le personnage : un processus artistique ? 

Mais l’anonymat, c’est surtout une question d’identité et de légitimité. Si la question du personnage revient si souvent dans le hip-hop ou la musique électronique, c’est que le blaze est un des moyens d’obtenir la crédibilité. Prenons à nouveau l’exemple de George Sand : pourquoi prend-elle un pseudo ? « Parce que c’est une femme, et qu’à ce titre elle n’est pas légitime pour être écrivain. Je ne peux pas m’empêcher de faire le lien avec les gars dans le rap », explique Benjamine Weill.   

Selon Jean-Yves Leloup, journaliste culturel spécialisé dans les musiques électroniques et commissaire de l’exposition De Kraftwerk à Daft Punk mentionnée plus haut, « les DJ n’ont pas du tout le magnétisme, le charisme ou le rapport au public qu’ont les pop stars. » Ainsi, « inventer un personnage, celui du robot par exemple, c’est une manière de créer une fantasmagorie, une fiction. » Comme l’univers créé par Daft Punk. « Ils ont aussi échappé à une image de bourges qui font de la musique à papa en rendant leur musique universelle », ajoute Le Règlement. 

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© Walt Disney Studios

Yann Perreau, l’auteur de Incognito, connaît le duo. Il explique que le processus de création de l’identité du groupe a été réfléchi, et constitue une œuvre d’art en soi. « Ils sont allés chercher le designer américain Tony Gardner, et ont imaginé leurs masques d’une façon très construite », détaille-t-il. « Mais c’est aussi une façon de revisiter une esthétique propre à eux, leur contre-culture. Pour eux, c’est s’inspirer de Phantom of the Paradise (Brian de Palma, 1974), et plein d’autres références. »

Preuve de la fascination que peut créer un personnage : KISS. Le groupe de rock américain fondé en 1973 par Paul Stanley et Gene Simmons se distinguait par leur maquillage blanc et noir. En 1983, ils abandonnent leurs personnages, et continuent de connaître un succès international. Mais en 1996 et 1997, ils se maquillent à nouveau, et repartent en tournée. Ce sera leur série de concerts la plus lucrative, rapportant au total 143,7 millions de dollars de recettes. 

Pursuit of Anonymat

L’anonymat est un bel idéal, mais c’est surtout un mode de vie. Dans le passé comme dans notre société actuelle excessivement publique, comment une personnalité conserve-t-elle le secret de son identité ? 

Elena Ferrante, autrice italienne anonyme, est un parfait contre-exemple. Née en 1943 à Naples selon ses dires, Elena Ferrante ne serait qu’un pseudonyme, en hommage à la romancière Elsa Morante. Pour tenter de percer le mystère, le journaliste italien Claudio Gatti s’est chargé de découvrir sa réelle identité. Il a enquêté, et a croisé les revenus de droits d’auteur perçus par la maison d’édition de l’autrice, Edizioni E/O, et les potentielles vraies identités d’Elena Ferrante. Et un nom est sorti du lot : une traductrice romaine longtemps suspectée. Ni la maison d’édition ni la traductrice n’ont répondu à cette enquête, qui fut même publiée en France par Mediapart

L’anonymat, une organisation constante

Examinons le cas de nos deux intervenants inconnus, Le Règlement et Ikky San. Le premier est un vidéaste dont on ne connaît que la voix. Préserver son identité secrète dépend plutôt de ses fréquentations. « Mon entourage n’est pas connu, donc ça ne me dérange pas qu’ils postent des photos de moi », précise-t-il. Quand il s’agit de personnalités connues, Le Règlement affirme qu’elles « savent que je ne veux pas me montrer. Quand elles font une story sur Instagram par exemple, elles masquent mon visage. »

Le jeune rappeur venu « de la constellation du Phénix », Ikky San, opère masqué. Les gens qui connaissent son identité, « ils se comptent sur les doigts de la main », assure-t-il. Ses proches, et ses associés. Ses autres collègues, les artistes avec qui ils collaborent, sont dans l’inconnu. L’un de ses derniers featurings, Zlathanos, avec Sholo Senseï, en témoigne. « Sholo ne m’a jamais vu. Pourtant je suis allé à Valence enregistrer dans son studio, toute la journée. »

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© Ikky San

Ce qui amène aussi son lot de contraintes. En studio, quand il n’y a pas de cabine d’enregistrement individuelle, le masque vient poser problème. « Zlathanos je l’ai enregistré avec mon masque, j’étais obligé. Mais on s’adapte c’est rien ça », s’amuse Ikky San. D’autres contraintes sont un peu plus « relou ». « T’as fini au studio, tu veux aller manger avec tes potos. Sauf que tu ne peux pas aller manger avec eux. » Le rappeur et son équipe partent d’un côté, les autres de leur côté. Porter un masque, cacher son identité, c’est aussi une façon de vivre plus qu’un simple personnage. 

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Le petit + : Anonymat ou vie très privée ? 

Dans la célébrité, un autre contre-pied moins radical que l’anonymat s’observe aussi. Face à l’exposition publique des artistes, certains semblent se tourner vers une vie très privée, et une présence médiatique moindre. Un thème excessivement présent dans le hip-hop : PNL, Damso, Nekfeu, Vald, Lefa… Et comme le note Benjamine Weill, « souvent après leur 3ème album ». Autrement dit, quand la célébrité s’est montrée à ces artistes.

Photo : © QLF Records.

Tout ça, est-ce que ça compte vraiment ? 

Qu’en pensent les autres principaux concernés ? Les fans, les amateurs d’art, les lecteurs, les critiques ? Reprenons l’exemple d’Elena Ferrante. Pour Yann Perreau répondre à cette question de qui est réellement l’autrice n’a aucune importance : « ça n’apporte rien aux lecteurs de savoir qui est Elena Ferrante ». À la sortie de l’enquête de Claudio Gatti, une partie de la communauté littéraire comme les lecteurs ont dénoncé une invasion inintéressante, et même contraire au propos de l’autrice. « Les livres une fois écrits n’ont pas besoin de leur auteur. »

Pour Olivier Pernot, « l’anonymat ne fait pas tout. » Ce qui intéresse les gens, c’est la qualité. Comme il le souligne, « les Daft Punk n’ont rien sorti de 2006 à 2013. » Pourtant, personne ne les a oubliés. Jean-Yves Leloup note aussi un paradoxe tout simple. Quel intérêt de « connaître le véritable état civil d’un musicien, qui mène une vie tout aussi ordinaire que la nôtre » ? 

Finalement, comme le résume Yann Perreau, « la force de l’art, c’est de regarder avec l’artiste depuis le masque, plus que de regarder qui est derrière le masque. » Après tout, Oscar Wilde disait bien que « l’Homme est moins lui-même quand il est sincère, donnez-lui un masque et il dira la vérité. »

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